Propos de Jamal Habbachich, président de la mosquée Attadamoune, lors de la conférence inter-convictionnelle organisée par La Chapelle de l’Europe le 20 février 2019 :
En préambule, j’aimerais revenir sur le titre de la conférence, car bien que j’en comprenne le sens et l’objectif, il me semble écarter un élément commun pourtant essentiel, c’est celui de notre humanité. Et notre humanité comprend bien plus que des Juifs, des Musulmans et des Chrétiens.
D’ailleurs, quand Dieu dit, dans la sourate 2, verset 30: « Et, lorsque ton Seigneur dit aux Anges : « Certes, J’institue sur Terre un Représentant », ils dirent : « Établiras-Tu qui y sèmera la corruption et fera couler le sang alors que nous, nous célébrons Ta transcendance par Ta louange et Te sanctifions ? » – Il répondit : « Je sais parfaitement ce que point vous ne savez ! », Il ne parle pas de Juif, de Musulman ou de Chrétien, mais bien d’un être humain, Adam, qu’Il désigne comme Son responsable sur terre.
Et puis je ne voudrais pas que les personnes qui ne se reconnaissent dans aucune de ces religions se sentent exclues de notre débat d’aujourd’hui, et encore moins donner l’impression d’un certain communautarisme entre les trois religions monothéistes, même si nous reconnaissons l’héritage spirituel d’Abraham comme prophète commun aux Musulmans, aux Juifs et aux Chrétiens, et l’importance qu’il y a de le rappeler.
Ce qui nous unit fondamentalement et en premier lieu, au-delà de toutes nos différences, c’est notre humanité.
Si vous me le permettez donc, j’aimerais poser une autre question qui me semble plus inclusive : quels sont les objectifs et la responsabilité communs de notre humanité ?
Pour répondre à cette question, commençons par définir cette notion d’humanité.
Selon la définition du dictionnaire Larousse, le mot « humanité » peut désigner :
– soit l’ensemble des êtres humains, considéré comme un être collectif – par exemple dans l’expression « l’évolution de l’humanité de l’Antiquité à nos jours » – ou une entité morale – comme dans l’expression « agir par amour de l’humanité ».
– soit une disposition à la compréhension et à la compassion envers ses semblables, qui porte à aider ceux qui en ont besoin : dans ce sens, on dit par exemple « Traiter quelqu’un avec humanité ».
De ces définitions, on peut retenir trois notions essentielles : l’aspect collectif – la morale – la compréhension.
Le Coran, en plus de répondre à notre question de départ, induit également ces trois notions à partir d’un seul verset : « Et Je n’ai créé les djinns et les humains que pour qu’ils M’adorent (…) ».[1]
Au travers de ce verset, on peut en effet aisément comprendre que la création divine de ces deux êtres, les humains et les djinns, n’a eu comme objectif que l’adoration de Dieu, le même Dieu pour tous donc.
En plus de notre humanité, nous avons ainsi un second point commun, celui d’adorer notre Seigneur. Et la question qui découle naturellement de ce second point commun, c’est : comment adorer Dieu ? Car, faut-il le rappeler, l’adoration ne se résume pas qu’aux actes cultuels.
Et c’est là qu’interviennent les trois notions-clés de notre définition de l’humanité, citée plus haut, et qui sont aussi des valeurs fondamentales encouragées par l’islam, sur lesquelles on doit absolument rester unis, peu importe que l’on soit croyant ou non : l’intérêt collectif, l’éthique et la morale, la compréhension mutuelle.
1. L’intérêt collectif
L’intérêt collectif, appelé Maslaha en arabe, est une notion fondamentale en islam, car elle nous permet de comprendre que notre relation personnelle à Dieu est intrinsèquement liée à notre rapport à l’ensemble de l’humanité. Une humanité honorée par Dieu Lui-même. En effet, Dieu dit dans la sourate 17, verset 70 : « Certes, Nous avons honoré les fils d’Adam. »
À ce propos, il est aussi, me semble-t-il, l’occasion de rappeler, en cette période où les droits humains sont sans cesse bafoués un peu partout dans le monde et même dans nos pays dits démocratiques, la Déclaration universelle des droits de l’Homme[2]qui précise dans son premier article que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
En d’autres termes, selon le point de vue islamique, mais certainement aussi selon celui des Chrétiens et des Juifs, toutes les actions menées par l’individu devraient être évaluées par leurs impacts non seulement sur lui-même, mais aussi sur l’ensemble de son environnement social et naturel, tant au niveau local que global.
S’il y a une chose que l’humanité semble avoir oubliée aujourd’hui, c’est cette notion d’intérêt général. On peut affirmer en effet, avec certitude, que l’individualisme qui règne partout sur notre humanité est la source de la plupart des souffrances et des problèmes de notre monde – dont les désordres environnementaux et les flux migratoires incontrôlés sont les conséquences les plus visibles de notre époque.
Il est donc plus que temps que cette notion d’intérêt général refasse partie de notre vie à chacun d’entre nous et dans les actions politiques entreprises dans nos pays. Il n’est en effet pas concevable que des décisions politiques soient prises sous l’influence de quelques groupes de pression ou lobbys, au détriment des intérêts de l’ensemble de la population ou de la protection de l’environnement. Cela relève aussi de la moralité et de l’éthique dont doivent faire preuve nos femmes et hommes politiques.
2. L’éthique et la morale
La moralité est l’une des sources fondamentales de la force d’une nation, tout comme l’immoralité est l’une des principales causes du déclin d’une nation. Pour l’islam comme pour les deux autres religions monothéistes, tout ce qui mène au bien-être des individus et/ou de la société et qui ne va pas à l’encontre des lois divines est moralement bon ; et tout ce qui cause du tort aux individus et/ou à la société est moralement mauvais.
À une époque où la course aux richesses matérielles et aux passions de la vie ne se soucie guère de l’aspect moral et éthique des choses, il me semble urgent de rassembler nos forces, à partir de nos convictions propres, pour dénoncer ce qui apparaît clairement et universellement comme immoral et nocif à la société, et encourager ce qui va dans le sens de la bonne moralité. En effet, je pense que non seulement nous avons un devoir moral en tant que croyants de montrer l’exemple, mais nous avons aussi un devoir moral de sensibilisation. Notre rôle en tant que croyant ne peut se résoudre aux actes cultuels : nous avons aussi une responsabilité citoyenne. Je constate par ailleurs que le pape actuel ne cesse d’agir en ce sens. Il n’hésite pas, en effet, à donner son avis sur les sujets sensibles de nos sociétés et à rappeler à l’ordre lorsque cela est nécessaire. Et c’est tout à son honneur.
Les versets 1à 3 de la sourate Le Temps « Al-‘Asr » résument d’ailleurs très bien cette responsabilité morale et éthique que le croyant doit avoir vis-à-vis la société :
« [1] Je prends le temps à témoin [2] que l’humanité court à sa perte [3] hormis ceux qui croient, pratiquent les bonnes œuvres, se recommandent mutuellement la droiture et se recommandent mutuellement l’endurance ! »
3. La compréhension mutuelle
La troisième valeur que nous devons essayer de partager en raison de notre humanité commune est la recherche de compréhension et de connaissance mutuelle entre les citoyens des différentes convictions de notre société : cette compréhension est un enjeu majeur sur lequel nous devons également nous unir. Et cette rencontre d’aujourd’hui en est un bon exemple. Mais pour être porteuse de fruits, cette recherche de compréhension mutuelle doit intégrer plusieurs valeurs essentielles telles que : la miséricorde, la justice, l’entraide et l’affection. C’est, en tout cas, ce que préconisent les deux versets suivants du Coran :
- « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. En vérité, le plus méritant d’entre vous auprès de Dieu est le plus pieux. Dieu est Omniscient et bien Informé.»49 de la Sourate des Appartements (Al-Hujurât)
- « Et ne discutez que de la meilleure façon avec les gens du Livre, sauf ceux d’entre eux qui sont injustes. Et dites : “Nous croyons en ce qu’on a fait descendre vers nous et descendre vers vous, tandis que notre Dieu et votre Dieu est le même, et c’est à Lui que nous nous soumettons”.» 49 de la Sourate L’araignée (Al- Ankabut)
– La miséricorde
En premier lieu, la miséricorde et la bienveillance envers ses sœurs et frères en humanité sont fondamentales. La recherche d’une compréhension sincère de l’autre ne peut pas se faire avec des a prioriet des préjugés négatifs, mais en ayant toujours une bonne opinion des uns et des autres.
Cette vertu de miséricorde, que Dieu a inscrite au cœur des hommes parce qu’Il est Lui-même miséricordieux, devrait s’étendre à tous les êtres se trouvant sur terre, comme nous le rappelle un texte de la tradition prophétique : « Soyez miséricordieux envers ceux qui sont sur terre, Celui qui est dans le ciel sera miséricordieux envers vous ».
– La justice
De la même manière, il s’agit d’être juste les uns envers les autres. Il ne s’agit pas de condamner l’ensemble des croyants d’une religion à cause des erreurs d’une poignée de personnes fanatiques se revendiquant soi-disant de cette religion. Ce point me semble particulièrement important à rappeler, car l’être humain semble très facilement tomber dans le piège des généralités.
Aussi, ne soyons pas les juges des uns et des autres, car l’être humain est loin d’être parfait. Et malgré nos erreurs nous devons toujours faire preuve de miséricorde et de bienveillance.
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. »n’est-il pas un principe commun à toutes les religions ?
Le verset 5 de la sourate Le Butin (Al-Anfâl) vient quelque part appuyer ce principe en nous recommandant l’impartialité dans nos jugements : « Ô vous qui croyez ! Soyez fermes dans l’accomplissement de vos devoirs envers Dieu, et impartiaux quand vous êtes appelés à témoigner ! Que l’aversion que vous ressentez pour certaines personnes ne vous incite pas à commettre des injustices ! Soyez équitables, vous n’en serez que plus proches de la piété ! Craignez Dieu ! Dieu est si bien Informé de ce que vous faites ».
– L’entraide
Nous devons aussi nous entraider et nous soutenir les uns les autres dans nos luttes non seulement communes, mais également contre les injustices et les difficultés qui peuvent tous nous toucher.
Et à propos d’entraide, Dieu dit dans le verset 2 de la sourate La Table (Al-Mâ’ida) : « Soyez plutôt solidaires dansla charité et la piété et non dans le péché et l’agression ! Craignez Dieu, car Dieu est redoutable quand Il sévit. »
– L’amitié et l’affection
Il n’est, en effet, pas envisageable de vivre en paix dans une société tout en considérant que la majorité de ses citoyens sont nos ennemis. Créer des liens d’amitiés les uns envers les autres facilite certainement l’interconnaissance et le vivre ensemble.
Conclusion
En résumé, notre responsabilité commune à tous, enfants du même Créateur, c’est de gérer en bon père de famille ce monde que Dieu nous a confié. Et cette gestion ne peut se faire efficacement qu’à travers une union sincère entre tous les humains, qu’ils soient Juifs, Chrétiens, Bouddhistes, athées, agnostiques, etc. Ainsi, nous pouvons nous unir tous autour de :
– notre humanité commune ;
– l’intérêt général ;
– l’éthique et la bonne moralité ;
– la compréhension mutuelle ;
– et puis, pour celles et ceux qui croient, nous devrions aussi nous unir par l’amour et l’adoration du Tout-Puissant.
Ce n’est que de cette manière que chacun de nous, à partir de ses propres principes et croyances respectifs, pourra contribuer à construire ensemble un avenir meilleur pour nos enfants.
Et nous savons à quel point les chantiers sont nombreux. Voici trois exemples sur lesquels nous pouvons concrètement nous unir aujourd’hui, plus que jamais :
1. Construire ensemble un discours religieux qui favorise la culture de la paix, de l’ouverture et l’acceptation des différences.
2. S’exprimer ensemble pour défendre les droits et libertés fondamentaux des citoyens qui s’en voient privés. Je pense notamment à la question sur l’abattage rituel, les cours de religions, le port du foulard et toutes les injustices et discriminations que l’on peut rencontrer dans notre société.
3. Instaurer et favoriser des formations religieuses communes afin de permettre à celles et ceux qui le souhaitent d’apprendre à connaître les textes sacrés des différentes confessions religieuses à la lumière du contexte de notre époque. Et je rajoute pour définitivement conclure que la Torah et l’Évangile sont cités, toujours dans un sens favorable, chacun une douzaine de fois environ, dans le Coran. Ils y sont par ailleurs décrits comme « guide et lumière » pour l’humanité.
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[2]La Déclaration universelle des droits de l’Homme,adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948 à Paris.
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